Directransition aborde de biais le sujet de ce numéro des Cahiers de l’Actif : notre spécialité n’est pas la crise ou le conflit, mais un point de vue de Directeur sur des institutions in-dirigeables.
Depuis huit ans qu’il existe, le cabinet Directransition est intervenu sur 70 établissements ou services pour lesquels la Direction était un problème. 66 de ces lieux relevaient d’une gestion associative (deux autres étaient de statut public et deux de statut mutualiste). 4 de ces lieux, en gestion associative, étaient situés à l’étranger, l’intervention ayant lieu au titre de missions d’aide au développement.
Dans 40 de ces situations, nous avons été amenés à assurer provisoirement la responsabilité de l’institution, pendant le recrutement d’un « vrai » Directeur – c’est-à-dire d’un Directeur assumant la durée. Ces missions, dont la durée moyenne est d’un peu plus de 4 mois, ont occupé 90% de notre activité : c’est de celles-ci que nous tirons l’essentiel des enseignements qui vont suivre.
Force est de constater que dans les institutions médico-sociales qui fonctionnent en vitesse de croisière, une vacance de direction de quelques mois peut être assurée sans drame. Lorsqu’il parait impossible au gestionnaire de laisser le fauteuil vide, c’est que le départ du Directeur précédent a un lien avec des tensions que ce départ ne suffit pas à résoudre.
Les autres situations sur lesquelles nous sommes intervenus nous permettent parfois de valider ou de nuancer nos constats. Les quelques exceptions d’institutions où nous avons provisoirement assuré la responsabilité alors qu’il n’y avait pas à nos yeux de difficulté particulière de Direction jouent pour nous le même rôle de contrepoint, avec un petit charme supplémentaire : celui de nous permettre de vérifier que les situations qui constituent notre ordinaire ne sont pas représentatives de la grande majorité des institutions médico-sociales, lesquelles remplissent leur rôle sans perturbations ajoutées.
Fausses pistes :
La meilleure manière de tirer enseignement de la fréquentation des situations problèmes est certainement l’approche monographique, qui permet de rendre compte de la complexité comme de la diversité des points de vue permettant d’éclairer un moment difficile. C’est une partie du travail que nous réalisons dans nos rapports de fin de mission, que nous ne publierons pas ici pour d’évidentes raisons de confidentialité.
En revanche, ce cahier de l’Actif nous donne l’occasion de pointer quelques phénomènes récurrents susceptibles d’éclairer plus largement qu’une situation singulière.
Mais auparavant, quelques erreurs de jugement nous semblent pouvoir être écartées au vu de cette expérience.
De la lecture de notre « littérature grise », une seule certitude se dégage en toute rigueur d’analyse : il n’y a pas de processus stéréotypé que l’on retrouverait à tout coup. Bien évidement, si tel avait été le cas, les solutions préventives seraient déjà en place.
Même s’il est facile après coup de dire qu’un Directeur qui s’est trouvé en difficulté a commis telle ou telle erreur, ou qu’il n’a pas su faire, ou qu’il n’a pas su voir,… les situations où le Directeur précédent peut être taxé d’incompétence indiscutable nous paraissent rares : il n’est aucun cas de notre échantillon que nous ferions entrer dans cette catégorie. Ceci n’empêche évidemment pas qu’on puisse trouver chez n’importe quel Directeur, fut-il d’excellente réputation, quelque chose à reprocher, ni que tel ou tel ait été particulièrement maladroit, ni tel autre malhonnête. Ceci n’empêche pas non plus qu’on ait tendance à traiter d’incompétents ceux qui n’agissent pas selon nos souhaits.
Les cas de Directeurs ayant commis de véritables abus (financiers ou de mœurs) représentent 5 situations dans notre échantillon. Rapportés à l’ensemble des équipements médico-sociaux, on peut postuler que le taux d’abus dans notre secteur d’activité ne présente pas d’originalité notable par rapport aux autres branches de l’économie. Nous ne parlons pas ici des petites dérives qui constituent des dysfonctionnements à prendre en compte par ailleurs – en particulier pour les Directeurs anciens dans leur poste qui ont fini par trop s’identifier à leur établissement au point de mélanger parfois leurs affaires privées avec celles de leur travail. Mais là encore, rien ne nous permet de dire que notre secteur d’activité constitue une exception par rapport aux autres. Question de proportion : nous nous intéressons ici à ce qui constitue un problème dont s’est saisi l’employeur ou l’organisme de contrôle.
Nous ne prêterons pas davantage attention à cette sorte d’escroquerie morale qui se commet aujourd’hui en toute légalité, qui consiste à porter parfois, par des jeux de procédure bien menés, le coût des licenciements de Directeurs dans des sphères vertigineuses. La collectivité paye parfois plus cher pour empêcher quelqu’un de travailler que pour le faire travailler. Certains n’ont aujourd’hui aucun scrupule à l’exiger en arguant de préjudices moraux qui s’achètent avec l’argent des généreux donateurs pour les grandes causes. Ce problème se situe en aval de nos interventions et seulement trois ou quatre situations de notre échantillon entreraient dans cette catégorie. Mais on connaît des Directeurs qui en rêvent.
Les critères de taille des associations ou de degré de centralisation des pouvoirs ne nous paraissent pas discriminants pour expliquer les difficultés. Les petites associations sont surreprésentées dans notre échantillon (21 situations sur 40 relevaient d’associations sans Direction Générale), mais ce phénomène ne signifie pas que ces petites associations soient plus sujettes que les autres à des difficultés de Direction d’établissement. C’est seulement que ces moments de difficulté sont plus facilement gérés en interne dans les associations qui disposent d’un siège pourvu de moyens conséquents.
Enfin nous avons appris à ne pas faire de différence entre les situations où le Directeur avait démissionné (12 cas), celles où il avait été licencié (17 cas) et celles où il était malade (11 cas). Bien entendu la différence est sensible pour les intéressés, mais en ce qui nous concerne, le fait que la place ne soit pas tenable renvoie au rang d’épiphénomènes les modalités de l’éjection. Au demeurant, il est des démissions déguisées en licenciement, des licenciements déguisés en démission, des arrêts maladie qui constituent des positions d’attente,…
Mais si nous pouvons avec assurance écarter ces fausses pistes de réflexion, nous pouvons aussi affirmer – quoique plus modestement – que quelques mécanismes se retrouvent à l’œuvre à plusieurs exemplaires dans notre panel, ce qui permet d’en tirer au moins les quelques leçons suivantes.
1 Le rôle déterminant des associations.
Pour le secteur associatif qui constitue l’essentiel de notre échantillon, le pain quotidien se joue dans le paradoxe suivant : – l’action sociale est gérée par des associations qui sont censées être le lieu de l’initiative, de la représentation de la société civile, de la souplesse capable de s’adapter aux nouveaux besoins… – elle est essentiellement financée par des pouvoirs publics qui, depuis la décentralisation, appliquent le principe du « qui paye décide », non seulement entre payeurs et décideurs publics (c’était le sens de ce principe énoncé au moment de la décentralisation) mais aussi entre financeurs publics et gestionnaires privés.
Un des enjeux du développement du Cafdes a bien été de placer aux points stratégiques de la gestion des associations privées des compétences en matière de gestion des politiques publiques.
Lorsqu’un équipement travaille sans secousse ni tension particulière, c’est que le financeur public semble en avoir pour son argent, c’est-à-dire pour les buts qu’il poursuit ; c’est que l’initiative associative « colle » aux orientations de la collectivité publique qui finance – même si aucune association n’a jamais stipulé à l’article 2 des ses statuts : « le but de l’association est la mise en œuvre de telle ou telle politique publique » -. Beaucoup considèrent alors que le rôle des associations gestionnaires est assez secondaire ou formel, leur marge de manœuvre faible et leur pouvoir si encadré qu’il est très limité.
Les situations de direction intenable éclairent la situation d’un jour différent : lorsque la Direction devient un maillon faible du dispositif, c’est bien l’association employeur qui va se trouver sur la sellette. Quelque soit sa configuration dans la constellation des typologies multiples que l’on peut faire du monde associatif et quelque soit l’implication des pouvoirs publics financeurs, c’est au niveau associatif que les choses vont se traiter. Ce point est en quelque sorte générique et traverse toutes les autres leçons que nous allons tirer de notre expérience. Même les éventuels abus de pouvoir de certaines collectivités publiques sur les décisions associatives sont référés à cette donnée.
Or il est un élément qui permet de comprendre bien des phénomènes apparemment étranges dans les moments de tension à l’intérieur d’une association : le pacte fondateur d’une association, ce qui fait que des citoyens vont passer du temps, de l’énergie bénévole ou militante, ce qui justifie qu’on assume des risques d’employeur sans enjeu d’enrichissement personnel, ne peut être que d’un ordre existentiel : dans la souffrance partagée, la croyance dans une cause, l’amitié pour des personnes, le soutien à une ambition noble…
Quelque soit l’association – de « Parents et Amis », de « notables », de « militants d’une cause », de « soutien » (à un courant politique entre autres)…, Quelque soit le niveau et le champ de compétence des personnes associées (les Conseils d’Administration gestionnaires aujourd’hui manquent rarement de chefs d’entreprises, de banquiers, de notaires, de juristes, d’universitaires, de médecins,…) Quelque soit la position subjective de chacun vis-à-vis du pouvoir (depuis les Présidents multicartes jusqu’aux administrateurs les plus effacés),
la participation à l’activité associative se joue d’abord sur un registre existentiel, dans une relation avec d’autres, dans une parole donnée.
Avant d’être un acte juridique, l’association est un pacte entre des personnes. Il s’y joue de la fidélité (à des idées, à des personnes – fussent-elles décédées parfois -…), de la croyance, de la parole donnée.
Or ce phénomène d’évidence a des conséquences importantes : rares sont les situations de tension dans lesquelles les associés vont décider par un vrai vote. Au mieux, celui-ci entérinera une unanimité ou un accord très largement majoritaire ; ou encore il interviendra dans une procédure formelle et juridique.
Mais la décision elle-même sera prise sur le même mode que les décisions du sultan Abd el Malek dans les histoires de Baïbars : le Conseil est entendu contradictoirement, il débat, il recherche la solution. Puis la décision est prise ; elle se prend ; ou encore, le Président « tranche ».
Ceux qui ne sont pas d’accord se soumettront ou partiront. Le pacte associatif, formellement démocratique, est structurellement mis en œuvre sur un mode dont la relation féodale n’est pas exclue : fidélité voire allégeance à une parole, à une personne, à une idée.
Combien d’associations gèrent les crises autrement que par une recherche d’unanimité (qui est le contraire de la démocratie) ? Ce point va se trouver illustré tout de suite par le point suivant, qui en découle.
2 De la légitimité du Directeur
Plus d’une fois dans notre panel, nous avons rencontré des situations dans lesquelles la direction était devenue intenable au terme d’un processus qui peut se schématiser ainsi :
Un débat, ou un désaccord interne à l’équipe des salariés, fait l’objet des méthodes habituelles de traitement dont un Directeur dispose – réorganisation, mise en place de groupes de travail, régulation interne, appel à une régulation externe… Le problème résiste et perdure. Des décisions doivent intervenir pour trancher, en sachant qu’elles ne pourront contenter toutes les parties. Dès lors, existe un risque de déstabilisation de l’institution qui pourrait conduire à mettre le Directeur en cause. Celui-ci se retourne alors vers ceux qui le légitiment – le Président, le Conseil d’Administration – pour « assurer ses arrières » : en substance, il dit à son Président : « voilà où nous en sommes ; une décision s’impose ; plusieurs directions sont possibles, quelle est celle que vous pouvez cautionner ? – pour d’autres, ce sera plutôt « voilà la solution que je vais prendre, est-ce que vous me suivez ? » – ce qui pour notre propos revient au même malgré la différence pratique.
Lorsque le Président peut répondre à cette question, l’institution peut être dirigée et l’histoire avancer.
Mais nous avons trouvé un nombre significatif de cas où le Président ne peut indiquer une ligne politique, parce que ce qui fait désaccord parmi les salariés fait aussi désaccord entre les administrateurs qui le légitiment, lui le Président. Que dans de telles situations les pouvoirs publics mettent leur grain de sel n’est qu’une circonstance aggravante : la situation que nous évoquons est celle où l’ensemble des pouvoirs légitimes ne peut produire une orientation cohérente qui puisse légitimer des choix par nature discutables mais qui doivent être faits au niveau de la Direction.
Par exemple, c’est la querelle des cultures professionnelles dans un centre de formation aux professions socio-éducatives, c’est la querelle des écoles de pensée dans la prise en charge des autistes, le débat entre les « médicaux » et les « gestionnaires » dans des lieux de soin, ou entre les militants pour lesquels les moyens devront toujours suivre et les gestionnaires pour lesquels l’action est bornée par les moyens dont on dispose, la querelle entre les irrésistibles gaulois face au financeur et les tenants de la soumission aux dures réalités… bref, des désaccords qui ne sont pas d’abord des désaccords techniques mais des désaccords qui touchent à des convictions, aux raisons que l’on peut avoir de passer du temps et de l’énergie bénévole ou militante.
Si le débat reste ouvert sans pouvoir être tranché au niveau associatif, l’institution devient « in-dirigeable » : le Directeur peut tomber malade, on peut le déclarer incompétent puisqu’il n’arrive pas à résoudre le dilemme, il peut, de guerre lasse, aller chercher un autre emploi… Dans les cas les plus sévères, son successeur ne pourra pas davantage que lui assurer son rôle : ce sont ces institutions où l’on assiste à une valse des Directeurs et où ils se succèdent sans qu’aucun ne puisse tenir la place, c’est-à-dire la durée.
Il ne suffit pas de claires délégations à un Directeur pour qu’il dirige : il lui faut encore être légitimé dans les décisions les plus discutables touchant aux débats de fond.
3 La confusion des places :
Acte 1 : Président et Directeur
Plus souvent qu’on ne croirait, nous nous sommes trouvés confrontés à des associations où s’est constitué un personnage de « P.D.G. ».
– soit un Président « tient les rennes » fermement et dans le détail ; il renvoie le Directeur à un rôle d’exécutant voire de secrétaire. – soit un Directeur qu’on dira volontiers « charismatique » (le plus souvent, ces situations se constituent sur une longue période) aura le souci de « porter » la vie associative et ira lui-même chercher tel ou tel pour occuper la place de Président, c’est-à-dire pour lui donner sa caution.
Dans les deux cas, la distinction des rôles et des fonctions est évacuée, le contrôle du Président sur le Directeur ne s’exerce plus, l’un des deux pôles a un rôle de figurant, ou de potiche, ou d’exécutant, ou de caution aveugle.
L’institution peut dériver sans garde fou (dans ces cas, c’est généralement les pouvoirs publics qui vont intervenir pour rétablir la situation, parfois interpellés par les salariés, parfois sur la base des constats qu’ils font dans leurs contrôles, dans les cas les plus graves lorsque la dérive tourne au scandale public).
Certains justifient le fait au nom de l’efficacité (« çà marche dans l’industrie ») en oubliant que la sanction économique ne joue pas exactement le même jeu dans l’entreprise lucrative et dans l’association (sauf perversion du statut associatif non lucratif, la réussite ou l’échec économique n’est pas le critère d’évaluation de l’efficacité de l’association dans la poursuite de ses buts).
A vrai dire, il nous manque, à Directransition, l’expérience qui existe peut-être, d’associations pour lesquelles un tel fonctionnement marche bien dans la durée : les cas où nous sommes sollicités sont évidement ceux dans lesquels la situation a dérapé. Pour ces situations, il est possible d’affirmer que la distinction des rôles telle que prévue par le droit permet un contrôle fort utile.
4 La confusion des places :
Acte 2 : Bénévoles et Salariés C’est l’autre confusion des places à laquelle nous sommes régulièrement confrontés. L’articulation des rôles des bénévoles et des salariés n’est jamais simple ni facile : chaque association gestionnaire la traite comme elle peut et les pratiques comme les règles internes sont diverses en cette matière. Bien malin qui peut donner des leçons sur ce terrain.
L’excès de présence des bénévoles dans les fonctions qu’ils n’arrivent pas à déléguer aux salariés est peu représenté dans le panel de nos interventions : il va de soi que pour faire appel à un cabinet spécialisé, il ne faut pas penser qu’on assurerait mieux soi-même le travail.
Mais nous avons eu par ailleurs l’occasion d’observer des situations de grande instabilité directoriale dans des associations où les délégations ne sont pas clairement attribuées et où les bénévoles interfèrent sur les domaines dont ils ne devraient que définir les principes et contrôler la réalisation. Cette dérive est trop fréquente, surtout dans de jeunes associations, pour être ici passée sous silence.
En revanche plusieurs situations sur lesquelles nous avons été sollicités relèvent de la même confusion des places entre bénévoles et salariés, mais dans l’autre sens : lorsque des salariés se mêlent par trop de jouer le rôle des bénévoles.
Paradoxalement, cette situation apparaît parfois comme un effet boomerang en des lieux où l’on a demandé aux salariés une forte adhésion aux objectifs associatifs.
Mais le partage par les salariés de la préoccupation associative peut les conduire jusqu’à une appréciation péremptoire sur la compétence ou l’incompétence de leur Directeur au point de considérer clairement un beau jour que celui-ci doit partir.
Ces situations sont toujours très délicates à apprécier, dans la mesure – nous l’avons évoqué plus haut – où il n’existe pas de Directeur totalement irréprochable. Que la nature des reproches soit telle qu’il faille envisager une séparation, ce n’est évidement pas aux salariés d’en juger. Mais il arrive que leur opinion finisse par l’emporter, soit que cette opinion ait été pertinente, soit qu’ils aient manœuvré pour la faire triompher, soit – ce qui est le cas le plus fréquent – dans un entre deux qui prête aux appréciations les plus contradictoires. Les situations de ce type où le Directeur est en position de bouc émissaire pour des problèmes d’une toute autre nature ne sont pas rares.
Ce sont les cas où, à tort ou à raison, des salariés ou une partie d’entre eux peuvent avoir le sentiment d’avoir « eu la peau » de leur chef – sentiment qui ouvre la porte aux phénomènes collectifs les plus irrationnels, du triomphe à la culpabilité en passant par la toute puissance et les règlements de comptes entre « pro » et « anti ».
Ces situations constituent une bonne indication pour la mise en place d’une transition de Direction comme nous les assurons : une équipe qui a le sentiment qu’il est en son pouvoir de faire partir son Directeur n’est pas facile à faire travailler. Les quelques mois d’une Direction transitoire se passent généralement assez bien, puisque la Direction est transitoire – donc sans enjeu majeur – et dans la mesure où l’on aura à cœur de prouver que le précédent Directeur n’était pas bon et qu’on a eu raison de souhaiter son départ ; pour autant, l’expérience qui se constitue pendant cette période est la suivante : « les Directeurs peuvent changer, ils peuvent avoir un style et des manières de faire très différents, on en a néanmoins toujours un sur le dos ». Cela permet au Directeur suivant d’arriver sur des bases plus saines.
5 Les formes nouvelles de la technocratie
Donner un maximum de pouvoir à ceux qui ont la compétence technique est une tendance qui n’a de nos jours rien d’original. On ne s’étonne évidemment pas de trouver cette tendance à l’œuvre dans notre domaine également.
Face à elle, l’effort inscrit entre autres dans la loi « 2002-2 » pour « donner du pouvoir aux usagers » ne semble pas une arme de grande efficacité : il n’est que d’observer l’application de cette loi pour s’en convaincre.
Les débats sur les pouvoirs et abus de pouvoir de ces techniciens que sont les travailleurs sociaux sont aujourd’hui assez bien balisés, connus, ressassés, même s’ils ont prouvé leur capacité à ne pas changer grand-chose aux pratiques.
Mais nous rencontrons depuis moins longtemps un nouveau jeu subtil : c’est celui qui oppose aux « abus de pouvoir des travailleurs sociaux » la force de techniciens supposés plus compétents venus défendre les usagers. Nous constatons aujourd’hui ici ou là de redoutables perversions de la démarche qualité, qui utilisent la moindre plainte d’usager, extraite de son contexte, pour mettre en accusation des professionnels de proximité – d’autant plus facilement que, économie oblige, on les recrute à un niveau de formation le moins cher possible.
Bien entendu, les institutions dans lesquelles nous arrivons ont de plus en plus souvent fait l’objet d’audits multiples et ces audits nous donnent une image très contrastée (du meilleur au pire) du paysage très en vogue que constituent les audits.
Il nous est même arrivé de rencontrer des situations dans lesquelles se joue une sorte de guerre des audits, pour le compte de pouvoirs lointains qui règlent Dieu sait quels comptes entre Dieu sait qui, là haut dans les sphères du pouvoir, en dépêchant sur une institution une pluie d’experts donnant des avis contradictoires – Kafka est toujours vivant.
C’est une arme subtile des bureaucrates modernes que de se faire passer pour des technocrates (compétence, compétence) en croyant ainsi tromper l’ennemi.
Mais l’enjeu reste bien la mise en place d’un pouvoir centralisé, le plus lointain possible pour être dédouané des affres des angoisses quotidiennes de l’action sociale. Dans les cas les plus gaves, ce pouvoir centralisé est capable de semer la zizanie faute d’intégrer la complexité à laquelle font face les personnels de proximité.
Il nous faut reconnaître notre impuissance face à ces jeux là.
Les pouvoirs publics
A mettre en avant comme nous l’avons fait le rôle des associations qui nous parait souvent sous-estimé, nous ne voudrions pas minimiser pour autant la place des pouvoirs publics. Il faudrait bien un article entier à leur sujet pour faire la juste part du rôle qu’ils jouent dans les situations qui nous intéressent.
L’effet de la décentralisation est massif, pour le meilleur et pour le pire : la prise en compte des situations au titre de la proximité, qui était souhaitée, est tangible ; le retour des féodalités locales, qui était craint, l’est aussi.
De notre expérience, il n’est pas possible d’accuser l’administration française d’indifférence aux situations sur lesquelles nous intervenons : elle est présente, connaît les institutions qu’elle finance, suit de près les situations où la Direction est en difficulté et traite avec les associations.
La double mission – contrôle de la sécurité, de la santé et de la moralité pour la D.D.A.S.S., et mise en œuvre des interventions publiques d’action sociale, conjointement ou séparément pour la D.A.S.S. et le Conseil Général – est assurée sur un mode qui fait la part du principe du « qui paye décide » et la part du jeu revalorisé des élus locaux.
Bien entendu, ces jeux sont complexes.
L’impact de la planification est également perceptible, avec un souci de réelle application des politiques poursuivies. Dans 9 situations sur les 40 de notre échantillon, l’issue a été un changement d’organisme gestionnaire, le plus souvent assorti d’une restructuration du service rendu, lorsque la difficulté rencontrée au niveau de la Direction signait une incapacité de l’association à satisfaire les buts de la collectivité publique financeur.
Sur les situations rencontrées, deux nous ont paru mettre en jeu des abus de pouvoir de l’administration ou des élus : ce chiffre montre que, même sur les moments délicats, c’est une pratique exceptionnelle ; mais il montre aussi que c’est possible, ce qui oblige à rester vigilant.
Dans un cas, une administration a voulu montrer sa capacité d’autorité en fermant une institution qui n’en méritait probablement pas tant, après un scandale où cette administration avait été accusée de n’être pas intervenue dans une autre institution. Dans l’autre, une dynamique politicienne locale a conduit à un authentique « noyautage associatif », mais c’était le fait des élus plus que de l’administration.
7 Et les Directeurs, dans tout çà ?
Rappelons que nous nous sommes interdits d’entrer ici dans une lecture singulière de telle ou telle situation – type « étude de cas ». S’il est une part de notre expérience qui ne se prête pas aux généralisations, c’est pourtant bien ce qu’il advient des Directeurs (précédents et suivants) dans les situations où nous intervenons. Au risque de décevoir, nous nous contenterons donc des remarques suivantes.
S’agissant de la fonction de Direction, l’expérience de Directransition nous a amené quelques éléments que nous n’avions pas trouvés dans les propos qui circulent habituellement dans les formations Cafdes – et qui donc complètent à nos yeux le propos « directologique » qui s’est développé autour de ce diplôme. Nous en retiendrons deux qui nous semblent prédominants.
* En tout premier lieu, c’est la place et le jeu des associations que nous avons abordé plus haut. Il semble logique que l’univers de l’E.N.S.P., centré d’abord sur la gestion des politiques publiques, ne place pas les réalités associatives concrètes au cœur de ses préoccupations.
Or la rupture logique qui passe entre une dynamique associative bénévole et une logique de mise en œuvre de compétences salariées nous apparaît plus importante que ce qui se traite lorsqu’on veille à avoir avec soi quelques professionnels de l’Action Sociale pour équilibrer les compétences dans un Conseil d’Administration : il ne s’agit pas d’abord de rupture dans la nature des compétences mais de rupture dans la nature des liens de subordination entre les personnes, qui produit une rupture dans les processus de détermination des objectifs voire dans les processus de prise de décision.
Ce phénomène place la fonction de Direction à l’interface de deux dynamiques qui obéissent à des modes de fonctionnement différents au service d’un même objet.
* Le second point que nous avons été amenés à travailler est celui de la durée, pour les fonctions de Direction.
A assurer des transitions, on s’aperçoit vite que le métier que l’on exerce n’est pas celui d’un Directeur. Certes, la responsabilité immédiate, l’organisation, les règles de gestion, le droit du travail sont les mêmes. Mais la possibilité de se porter garant d’une évolution permanente suppose la durée. Nous avons coutume de dire qu’une institution se conduit comme un bateau et non comme une voiture.
Si, à l’expérience, l’utilité de nos interventions nous semble avérée pour une phase particulière de la vie d’une institution, il nous semble tout aussi évident que l’idée d’un « intérim » de Direction n’a pas de sens faute de temps.
Il est peut-être nécessaire d’insister sur ce point, là où l’on voit parfois des employeurs rêver de Directeurs qui assureraient la fonction dans le court terme : ce serait faire fi de l’humain – ce qui est inquiétant lorsqu’on gère du social – et croire que la gestion des hommes se traite à coups de baguette magique. La gestion d’un entre-deux doit rester brève et laisser la place au plus tôt à une « vraie » Direction, c’est-à-dire une Direction engagée dans le temps.
L’autre manifestation de la durée que nous rencontrons périodiquement est la durée de vie à son poste d’un Directeur dit charismatique : la plupart des « directologues » ont coutume d’opposer un « profil de Directeur charismatique » à un profil plus technocratique ou plus gestionnaire. L’observation montre d’évidence que le « charisme » vient avec l’ancienneté dans la fonction, plus que par l’effet d’un type de psychologie spécifique. Nous avons été sollicités plusieurs fois pour gérer une nécessaire période de transition après un trop long « règne ».
S’il faut conclure
Le pari que nous avons fait est que ces quelques fragments de réflexion pourraient apporter quelques pistes à ceux qui veulent réfléchir sur les situations de crise et de conflit dans les institutions médico-sociales.
Il s’agit d’observations et de réflexions appuyées sur une expérience bien spécifique.
Elles permettent de souligner le fait que sont engagées dans les tensions internes aux institutions médico-sociales beaucoup plus que des relations de personnes et beaucoup plus que les enjeux immédiats ressentis au cœur du conflit.
A l’échelle des engagements associatifs et publics, la continuité et la qualité d’un service priment sur les enjeux individuels : lorsque le service n’est pas rendu dans des conditions satisfaisantes, on peut changer des salariés, on peut changer des Directeurs, on peut changer des associations gestionnaires.
Les situations que nous avons rencontrées nous le prouvent ; s’en convaincre peut aider à sortir des phantasmes de toute puissance qui apparaissent parfois à fleur de crise.
Il en va peut-être des tensions dans les équipements médico-sociaux comme des conflits locaux de par le monde : ils se trouvent réglés par les grandes puissances sur des enjeux qui ne sont pas ceux des protagonistes.
Jacques Désigaux Patricia Balducci (Mars/Juin 2006)