Dis mois combien tu éduques, ou le tableau de bord à l’épreuve du sens
TINA… plus rien à dire !.
Nous constatons, dans notre pratique de directeurs d’établissements sociaux et médico-sociaux, une véritable frénésie de formalisation, de rationalisation, de gestion par la procédure et le tableau de bord. Cette évolution, j’allais dire cette dérive, s’inscrit dans une pensée néolibérale (encore) dominante, qui refuse pour elle-même la qualification d’idéologie, sous prétexte qu’elle repose sur une objectivité rationnelle, qui reste à démontrer. Elle semble également préjuger, en disant faire rupture avec une pratique passée, que nos établissements étaient jusqu’il y a peu placés sous le règne d’un ministère de la parole peu soucieux de rigueur, intellectuelle et budgétaire. Adossée à la mode qui veut que « le social » soit gouverné comme « l’entreprise », elle présuppose que le secteur marchand est le règne de la rationalité, ce que n’importe quel chef d’entreprise un tant soit peu sincère démentira, tout groupe humain étant par nature, et quel que soit son projet, le siège des subjectivités individuelles, dont la gestion des effets sur les dynamiques collectives constitue l’une des préoccupations centrales du management.
Le formalisme des « démarches qualité », des référentiels coûts/prestation… s’est substitué aux processus de régulation des pratiques professionnelles, référés aux sciences humaines et sociales, et notamment aux outils proposés par la psychanalyse. J’aurai tendance à lire cette évolution comme la transcription, dans nos structures médico-sociales, du profond mouvement d’abandon du politique au profit du financier, qui traverse depuis quelques décennies l’ensemble des sociétés occidentales. Lui-même cause (ou conséquence ?) de l’idéologie la plus totalitaire qui soit : la prétendue fin des idéologies, qui, si on la prend à la lettre ne représente rien de moins qu’une injonction d’arrêter de penser.
Le cowboy et la dame de fer, arrivés au pouvoir à deux ans d’intervalle au début des années 80, ont été les grands vulgarisateurs de ce nouveau paradigme. Paradoxalement, ces deux personnages dont l’imagerie commune a retenu la force du caractère, ont affaibli la fonction politique à laquelle ils ont accédé par voie démocratique. En dérèglementant tous azimuts, ils sont à l’origine de l’idée que « l’Etat n’est pas la solution, mais le problème », privant ainsi la fonction politique et les hommes et femmes qui l’incarnent du pouvoir qui leur revient et de la responsabilité qui leur incombe. TINA : « There Is No Alternative », martelaient ils, et ce poncif, repris à l’envie, et récemment encore par notre Premier Ministre sans qu’aucun de ses pairs et de ses détracteurs ne réagisse (ou presque), est bien le comble du paradoxe. Comment un politique, dont la fonction est de penser les possibles, peut il proclamer qu’il n’y a pas d’alternative, sans, du même coup décréter sa propre inanité ? En sont-ils tellement convaincus, tous ceux qui briguent le pouvoir, ou bien ce dogme est-il l’alibi leur permettant d’accéder aux prérogatives des plus hautes fonctions sans en assumer les écrasantes responsabilités ? C’est dans cette même décennie et mouvance que FUKUYAMA réactive le concept hégélien de fin de l’histoire, oubliant visiblement les leçons des grands ethnologues du milieu du même siècle1 sur les fausses pistes de l’ethnocentrisme, et comme si un consensus universel autour d’une gouvernance issue du modèle démocratique occidental pouvait permettre à la communauté humaine d’exister hors du temps, oublieuse de son passé et insoucieuse de son avenir. Cette dépréciation de la mémoire et du temps, par un tragicomique pied de nez dont l’histoire a le secret, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’est pas étrangère aux graves troubles mnésiques de REAGAN et THATCHER, frappés tous deux à la fin de leur « histoire » personnelle par la maladie d’Alzheimer.
Comme il n’y a pas d’alternative, nous vivons depuis ces années dans un monde merveilleux, où, alors que les inégalités sont revenues, ou peu s’en faut, au niveau de celles de l’ancien régime, il est de bon ton de dire que les concepts de « gauche » et « droite » sont dépassés ; où, à chaque élection, ceux qui prétendent nous représenter escamotent honteusement de leurs affiches les logos qui marquent leur appartenance politique ; où, plus inquiétant encore, les porte parole des contestataires indignés, en Espagne et ailleurs, qui pourraient nous donner tant d’espoir, revendiquent le fait que leur mouvement n’est pas idéologique : on exprime enfin clairement que le système est à bout, mais on s’interdit encore d’en penser un autre, signe, peut être, du niveau d’intériorisation de ce dogme..
Effets de comptes et conte de faits
Faut-il alors envisager ces nouvelles injonctions formalistes, rationalistes et uniformisatrices seulement comme un renforcement du contrôle des pouvoirs publics sur les opérateurs de l’action sociale ? Je pense pour ma part, sans rejeter pour autant cette explication et sa composante économique et budgétaire, que le véritable ressort de cette évolution est l’éviction de la question du sens de l’action médico-sociale, supposée trop « idéologique ». Évitement qui vient servir l’abandon de la responsabilité individuelle de l’acteur politique qui l’agrée, la contrôle et la finance.
Nous avions, jusque dans les années 80-90, à rendre compte de notre action à nos interlocuteurs représentants des pouvoirs publics, c’est-à-dire, excusez le mauvais jeu de mots, à faire le conte de ce qui se vivait et se tramait au sein d’une relation aidante, de tout ce qui faisait expérience et conviction, et qui constituait les fondamentaux d’un projet associatif, ou d’un projet de service éducatif, pédagogique, thérapeutique… En un mot, dans cette conception de la délégation de service public, délégants et délégataires assumaient la part de subjectivité, j’allais dire de faillible humanité, dans les propositions faites par l’un, retenues ou non retenues par l’autre.
Aujourd’hui, nous en sommes à faire le compte, réduit à sa dimension numérique, de ce que coûte et produit notre action. La parole du professionnel, qui pouvait s’exprimer comme élément d’appréciation qualitative de son travail, dans un rapport d’activité par exemple, a disparu. Celle de l’usager, réduite au Conseil de la Vie Sociale, se trouve effectivement placée au centre du dispositif, c’est-à-dire le plus loin possible de ses orées visibles et audibles par le corps social qui l’entoure.
Dès lors, on peut légitimement se demander si les réglementations qui imposent ces procédures sont à l’origine de la perte de vue de l’usager, pourtant prétendument au centre du dispositif, ou la conséquence du fait que, quoi qu’il en dise, le législateur n’en veut surtout rien savoir, finalement, de l’usager ?
Je ne peux m’empêcher de comparer ce processus à celui observé, lorsque je travaillais dans des services RH, qui conduit à externaliser, au prétexte de les objectiver, les actions de recrutement. Tests psychotechniques, mais également graphologie, (voire numérologie et astrologie !), comme autant d’éléments dont la supposée objectivité est garantie par l’extériorité du prestataire, convoqué dans une relation client/fournisseur, prétendue dégagée de tous les liens de subjectivité d’une éventuelle future relation de travail au sein de l’entreprise. De tels exemples illustrent bien le cheminement du rationnel au scientifique, du scientifique au scientiste, et le retournement complet de l’intention (fût-elle sincère) de la recherche d’objectivité, en son parfait contraire.
Jusqu’à la perversité, lorsque la supposée objectivité permet de justifier la confusion des places et des rôles. Si l’évaluation des actions se fait sur des critères irréfutables, peu importe alors qui la réalise, et qui la commandite. Et c’est ainsi que la réglementation sur l’évaluation des structures médico-sociales prévoit que c’est l’évalué qui choisit et qui paye le prestataire externe chargé de l’évaluer ! Non, ce n’est pas l’absurdité du père Ubu. Si ce n’était que cela, on pourrait encore en rire. C’est Salò ou les 120 journées de Sodome, la composante sadique de toutes les dérives totalitaires, et nous en sommes sans doute au « girone della merda ».
De l’influence du camembert
Je parle aux plus manuels d’entre vous. Les bricoleurs (et les artistes aussi sans doute…) savent bien que l’outil façonne le geste, tout autant que la main maîtrise l’outil.
Je suis convaincu qu’il en va de l’esprit comme des mains, et que la démocratisation1 de l’outil informatique ces 20 dernières années, influence, sinon structure, notre manière de penser.
Il n’en est pas de même entre Word et Excel. Le traitement de texte est un accélérateur de l’écriture, une aide formidable à la présentation et à la mise en forme, plus anecdotique pour traiter les questions de grammaire ou d’orthographe. Cependant, même s’il offre quelques outils annexes, il n’apporte rien pour étayer le travail d’analyse ou de synthèse. De ce fait, il ne change rien, ou pas grand-chose, au processus d’écriture. La digression, l’angoisse de la page blanche, la surprise de l’écart entre ce que l’on vient d’écrire et ce que l’on voulait dire n’auront pas changé entre la plume Sergent Major et Word 2014.
L’outil tableur, par contre, a complètement révolutionné notre rapport aux chiffres, aux comptes et décomptes, à la comparaison quantifiée. Le formidable développement de la puissance de calcul des ordinateurs a mis à portée de chacun les moyens d’analyse des chiffres dont les comptables et les statisticiens de la génération précédente ne pouvaient pas rêver au dixième.
Cette facilité d’accès à l’outil a très certainement contribué à transformer nos rapports d’activité, dans lesquels tableaux, graphes et camemberts ont peu à peu pris la place d’un discours qui fait sens.
Et pour, au bout du compte, toujours le même résultat : coupes claires dans les budgets. Ces fromages sont rarement coulants, mais toujours à la coupe !
Indéchiffrable
Pourtant, le chiffre ne dit rien. Dans le langage militaire, c’est même sa définition. Le service du chiffre, c’est celui dont la mission est de rendre inintelligible un message explicite. Les processus en œuvre, au prétexte de la rationalisation et de l’optimisation des moyens, ont comme point commun que leur supposée objectivité se traduise, in fine, par la collecte d’éléments quantifiables, chiffrables. C’est-à-dire indéchiffrables…
Eloge du flou (incertain regard)
A l’origine, il ya peut être le 23 décembre 1947, quand 3 ingénieurs ont mis au point le transistor1. Ce petit appareil, qui va permettre quelques années plus tard le développement de l’informatique, est en fait, très schématiquement, un interrupteur capable de prendre deux positions : bloqué ou saturé (en langage d’interrupteur : ouvert ou fermé).
Cette caractéristique technique va imprimer durablement une organisation binaire aux ordinateurs, outils qui, devenus auxiliaires indispensables de nos activités intellectuelles, structurent peut être à notre insu nos processus mentaux.
Cherchant un outil mieux adapté à représenter mathématiquement la complexité du monde, les développeurs du concept de logique floue introduisent d’emblée, dans leurs modélisations ternaires, la notion d’incertitude, que le mode binaire ne peut approcher qu’en la réduisant à une formule probabiliste. Or, probabilité et incertitude sont deux notions bien différentes. Ce n’est pas la même chose de dire qu’il y a tel pourcentage de situations, ou telle probabilité d’occurrences, pour lesquels une proposition n’est ni vraie, ni fausse, que de reconnaitre que dans ces situations et ces occurrences, nous sommes dans l’incertitude de savoir si celle-ci est vraie ou fausse. Tous les sondeurs vous le diront, un bon questionnaire doit comporter un nombre pair de réponses possibles, sinon, la masse des sondés se précipite sur la case médiane. Mais les ayant privé de cet espace de liberté que représente le droit d’indécision, l’enquêteur, pour réaliser tout de même son chiffre avec les incertains, leur ouvre la possibilité de répondre : « ne se prononce pas » !
Autrement dit, si tu n’es sûr de rien, ferme ta gueule… Mais dis le nous, qu’on te comptabilise ! Et si, juste à côté de ces tableaux de bord, nous avions un espace pour exprimer nos questionnements, nos doutes, nos incertitudes, à nos autorités de contrôle et de tarification ? Si elles prenaient le risque de laisser un instant leurs barèmes, pour entendre ces doutes résonner ou raisonner avec les convictions de ceux qui les représentent ? Les bénéficiaires des politiques sociales s’en trouveraient ils plus mal ? Vite, un protocole, pour mesurer cela !
Passer d’une logique binaire « Vrai/faux », à une logique floue « Vrai/incertain/faux », se risquer à nouveau à la subjectivité, accueillir l’incertitude non pas comme un vide anxiogène de réponse, mais comme un plein captivant de questions, serait-ce ici l’issue pour renouer avec la question du sens, c’est-à-dire du politique ?
P. SALOMON, mars 2012
NOS RÉFÉRENCES
Partenaires & entreprises pour lesquels nous avons réalisés des missions de transition.
Pour des raisons de confidentialité, toutes les entreprises ne peuvent être mentionnés