Faut-il craindre la concurrence dans l’action sociale ?
L’arrivée du libéralisme mondialisé
L’obligation de la mise en concurrence dans l’Action Sociale nous arrive tout droit de Bruxelles, dans le cadre de la mise en place de la mondialisation libérale en Europe.
On en connait les principes : l’Etat est inflationniste et la planification sclérosante. Il faut donc réduire l’Etat au minimum. Seule l’entreprise privée lucrative est en mesure d’apporter dynamisme et prospérité pour le plus grand bien de tous.
L’intérêt de tout usager ou bénéficiaire d’une prestation de service est de pouvoir choisir le meilleur rapport qualité /prix en laissant tout entrepreneur qui le souhaite proposer ses services. La concurrence permet alors aux « meilleurs » de « gagner » des « marchés », que le client soit la puissance publique qui cherche des services ou établissements à agréer et à habiliter pour développer ses politiques, ou que le client soit l’usager qui allongera les listes d’attente à l’entrée ou au contraire laissera des places vacantes dans les lieux qui ne lui plaisent pas.
Les secteurs publics ou subventionnés ne doivent pas fausser la libre concurrence qui est un principe intangible, sous peine des pires condamnations par les tribunaux. Ces principes sont au cœur de la construction européenne. Ceux qui ne les partagent pas peuvent toujours utiliser leurs bulletins de vote pour le dire (cf. le référendum sur le traité de Maastricht). Une fois tranchée la question par les urnes, nul n’échappera à l’intérêt public tel qu’il est pensé par les puissances qui se sont unies pour défendre la liberté et la démocratie. Chacun doit donc loyalement s’adapter ou se soumettre.
L’intrusion de ces nouvelles logiques dans l’Action Sociale se fait sur un terrain déjà préparé que nous allons évoquer avant de situer quelques objets de préoccupation face à ce Maelström.
La longue expérience de la concurrence dans l’Action Sociale
Prestations de service
Considérer les services en nature fournis par l’Aide Sociale (aide et soins à domicile, hébergement en établissement spécialisé,…) comme des prestations de service ne pose guère de problème : c’en est.
Des fonctions régaliennes sont déjà sous-traitées à des entreprises lucratives sous forme de prestations (par exemple des prisons). On sait alors que le « client » n’est pas le bénéficiaire final (le prisonnier) mais la puissance publique, qui choisit sur appel d’offres la meilleure proposition de prestation qui lui soit présentée. La mécanique en place a bien des points communs avec celle qui confiait des interventions d’Action Sociale au secteur associatif, hors la question du lucre sur laquelle nous allons revenir.
Dans l’Action Sociale elle-même, on a déjà pris l’habitude de sous-traiter à des entreprises dont c’est le métier la restauration, le ménage, l’entretien des locaux… comme on avait depuis longtemps son boulanger, son pharmacien et son garagiste. Mais il ne s’agit là que d’ « externaliser » les fonctions qui ne constituent pas le « cœur de métier » de l’action sociale.
Sur le cœur de métier, la concurrence existe aussi depuis longtemps, mais elle était restée pour l’essentiel une affaire non lucrative : par exemple les associations de Sauvegarde de l’Enfance sont souvent en concurrence avec les services du ministère de la justice, parfois aussi avec d’autres associations sous-traitantes du même ministère. Le monde des associations gestionnaires d’établissements grouille de concurrences qui ne veulent pas toujours dire leur nom.
La Protection Maternelle et Infantile a été de longue date sous-traitée, ici ou là, à des associations selon la loi de 1901 voire à des fondations ; l’Aide Sociale à l’Enfance l’est en partie ; l’essentiel du secteur du handicap est confié au secteur privé non lucratif ; quand au secteur des personnes âgées, il a été probablement le plus rapidement touché par les nouvelles conceptions, sur un mode proche du secteur sanitaire ou hospitalier…et les gestionnaires associatifs ne se sont pas fait faute de dénoncer telle ou telle pratique de l’administration qui fait jouer la concurrence entre les organismes gestionnaires.
Parfois ainsi, telle ou telle administration – d’Etat ou décentralisée (en particulier les services des Conseils Généraux) – se trouve à la fois en position de juge et de partie lorsqu’elle gère un établissement public concurrent d’établissements privés qu’elle contrôle (avis sur les agréments, habilitations, financements).
Les dispositifs d’évaluation qui ont fleuri ces dernières années, assortis de démarches qualité en tous genres, aident les administrations à « faire jouer la concurrence » lorsqu’elles ont à distribuer une enveloppe financière limitée, à attribuer ou à diminuer un nombre d’agréments et des habilitations.
Dans le secteur associatif, on a constaté comme dans l’industrie depuis quelques décennies une tendance à l’absorption des petites associations gestionnaires par les grosses, ce qui n’empêche pas des initiatives nouvelles de créer de nouvelles associations qui auront de fortes chances d’être absorbées quelques décennies plus tard : le parallèle avec l’industrie et le commerce fonctionne assez bien sur ce point, puisque les raisons des absorptions peuvent souvent se ramener à un problème de financement de la croissance.
Le monde des mutuelles (qui, rappelons le, relève du secteur lucratif malgré son appartenance au secteur de l’économie sociale et solidaire) a pris peu à peu des initiatives en matière d’action sociale qui viennent parfois concurrencer (pardon à ceux qui préfèreraient dire « compléter ») l’action sociale des pouvoirs publics.
Il n’est donc pas nécessaire d’avoir un statut lucratif pour se trouver en position de concurrence : avec ou sans distribution de dividendes à des actionnaires, on se retrouve en concurrence avec d’autres pour gérer une activité, pour obtenir la plus grosse part possible d’une enveloppe budgétaire publique, pour attirer vers ses services des usagers d’action sociale qui pourraient aller ailleurs – et donc pour justifier l’argent public qui nous est attribué.
Une culture particulière dans l’exercice des situations de concurrence
Mais il existe encore également des associations à forte coloration idéologique ou religieuse voire politique qui jouent de tout le poids de leurs convictions et de leur savoir-convaincre pour attirer des usagers et des financements vers des causes qu’ils défendent à travers leurs œuvres d’action sociale.
La concurrence peut alors prendre des formes assez sévères, où tous les coups sont permis tant que l’on est convaincu que c’est pour la bonne cause. Nous avons entendu plus d’un président d’association, habitués aux concurrences industrielles, s’étonner des « coups bas » dont ils étaient témoins dans le secteur associatif. Comme si, dans l’industrie et le commerce, l’objectivation que donne la performance économique et financière avait appris à ceux qui y jouent la nécessité de règles de loyauté ou de fairplay que des enjeux plus purement idéologiques permettraient d’ignorer.
On constate aussi que ces situations objectives de concurrence dans le secteur non lucratif de la gestion des actions sociales s’énoncent souvent dans la dénégation, du type « il n’y a pas de concurrence entre nous, nous sommes en très bons termes, nous nous répartissons le travail… ».
Cette dénégation relève parfois d’une naïveté généreuse (« quand on défend des causes vertueuses, Monsieur, on veille à ne pas marcher sur les pieds de son voisin »), parfois d’une franche tartufferie plus ou moins habillée de tactique. Mais elle relève aussi parfois de convictions démodées, opposées à celles du libéralisme mondialisé que nous avons évoquées au départ : les dénégations des situations de concurrence sont parfois l’expression du vieux rêve de la planification qui prétendait définir des besoins et répartir équitablement les réponses à ces besoins en faisant fi de la régulation de ces réponses par le choix du « client ».
Dans la conception en vogue aujourd’hui,
c’est faire fi de la liberté de choix de l’usager qui est un acquis essentiel des démarches dites démocratiques et libérales.
c’est faire fi de l’esprit d’entreprise qui doit toujours permettre à un entrepreneur inventif et dynamique de répondre mieux et moins cher aux besoins des clients.
c’est se priver de cet instrument de progrès qu’est la sélection naturelle, qui fait prospérer les « bons » et éliminer les « mauvais ».
c’est croire qu’on pourrait vivre dans un monde gentil et sans heurts où ne règnerait pas la loi du plus fort.
Compétence des personnels de direction en matière de lucre
Mais pour compléter cette évocation des acquis du secteur de l’Action Sociale en matière de concurrence, il nous faut mentionner l’effet de l’avenant 275 de la convention collective du 15 mars 1966 concernant la rémunération des dirigeants. En laissant plus de place à la négociation de la rémunération des directeurs, cet avenant encourage le recrutement des « meilleurs », c’est-à dire de ceux qui savent que l’esprit d’entreprise a un prix, au détriment de ceux qui se contentaient de ce qu’on leur donnait. Le profil des directeurs évolue ainsi à grands pas, pour le meilleur et pour le pire. A tout le moins, les situations où il est nécessaire de « savoir se vendre » sont testées dès la procédure d’embauche. Plusieurs situations de rémunérations abusives que nous avons rencontrées justifieraient que l’administration (qui est souvent « cliente » en la matière) regarde de près l’évolution de ces rémunérations… mais il y aurait là, bien sûr, un risque de retour au dirigisme étatique et de découragement des initiatives. Au demeurant, les conclusions d’une étude sur l’effet de cet avenant seraient suspectes selon le niveau et le mode de rémunération de ceux qui en seraient chargés. On peut donc, grâce à cet avenant, continuer à jouer à la manière des grands qui ont défrayé la chronique depuis la dernière crise économique.
Lobbying
Enfin le lobbying, qui est un instrument de gouvernement à Bruxelles plus encore qu’à Paris, s’exerce bien par les grosses associations ou fédérations des organismes gestionnaires. S’il n’est pas le plus brillant des lobbyings, à comparer à celui des grandes multinationales, il n’est pas pour autant négligeable et mérite l’excuse de la diversité européenne en matière d’organisation des interventions d’Action Sociale : avant la préoccupation de la libre concurrence des entreprises dans ce secteur, la solidarité faisait partie des domaines où la subsidiarité devait s’appliquer, la France étant même taxée de jacobinisme éhonté à comparer à la plupart des autres pays de la communauté.
Du coup, une diversité maximum de pratiques, d’organisations, d’institutions et de modes de financement fonctionne entre les pays européens, rendant le lobbying centralisé à Bruxelles particulièrement compliqué. Les organismes qui s’y livrent n’en sont que plus méritoires.
La question de la concurrence n’apparait donc pas comme une question radicalement nouvelle dans l’Action Sociale.
2 Des évolutions sérieuses
Dans un tel contexte, on peut craindre l’arrivée de la concurrence du secteur lucratif ou se dire qu’on en a déjà l’expérience : le choix entre les deux ne nous renseigne que sur la subjectivité de celui qui choisit. On peut toujours craindre l’avenir, à condition que la crainte soit une alerte qui nous tient en éveil mais ne nous paralyse pas. Nous voudrions donc plutôt évoquer maintenant quelques changements dans le cadre desquels nous pourrions agir plutôt que subir.
Une jurisprudence incertaine
Dans son article intitulé « Les personnes âgées, un nouveau marché économique ? »3, Elie Alfandari situe en juriste le caractère encore incertain de la jurisprudence européenne. Celle-ci a ouvert clairement à la concurrence les services d’aide à domicile, – y compris lorsqu’ils pénètrent dans des établissements d’hébergement où l’usager a son domicile -. Mais elle continue à exclure du secteur concurrentiel les interventions d’hébergement pour des « personnes en situation de besoin ». Il ne s’agit évidemment que de la concurrence faite à ou entre des entreprises à caractère lucratif.
On peut penser que ces notions mettront du temps à se préciser et à se clarifier avant que nous disposions de repères clairs sur ce que sont les règles en vigueur. C’est un destin qui s’impose à nous pour une période probablement assez longue, que de vivre avec cette incertitude. On peut postuler que l’évolution de l’opinion publique pèsera sur l’évolution de la jurisprudence. Les longues et coûteuses procédures juridiques qui ont commencé à apparaître au niveau européen sont et resteront de la compétence des organismes de grande taille et des associations représentatives des associations gestionnaires (ceux-là même qui sont en mesure d’engager des démarches de lobbying). Un certain nombre d’entre eux sont déjà en ordre de bataille sur ce terrain.
L’arrivée des grands groupes financiers
Mais si l’existence de concurrences n’est pas nouvelle, la mise en avant de ce thème de préoccupation risque de faire écran à une évolution plus sérieuse : l’arrivée sur le marché de l’Action Sociale d’organismes à vocation financière s’intéressant à ce secteur d’activité comme ils se sont intéressés aux transports, aux matières premières, au commerce ou à l’industrie. Les masses financières circulant dans notre secteur d’activité sont en effet colossales et c’est bien le diable si on ne peut arriver à en dégager quelques marges de profit !… L’adaptation aux spécificités de ce secteur n’a aucune raison de poser plus de problèmes que celle qui a réussi avec les autres secteurs autrefois nationalisés comme le secteur des transports ferroviaires, la distribution de l’eau ou de l’électricité, voire les missions de sécurité telles qu’on les a vues proliférer en Irak à la périphérie de l’armée américaine. Au demeurant, le secteur d’activité que constitue l’Action Sociale fait montre de nombreux cousinages avec celui de la Santé, où l’expérience des grands groupes financiers est maintenant établie de longue date (groupes pharmaceutiques, cliniques privées, personnel intérimaire…).
Ici, le jeu n’a pas grand-chose à voir avec celui de la petite initiative locale, par exemple pour un service d’aide à domicile, qui va prendre un statut de S.A.R.L. parce que ses promoteurs sont des professionnels de l’Action Sociale qui entendent gagner leur vie par ce travail, en gérant, bon an mal an, comme ils auraient géré une association selon la loi de 1901 et en assumant en outre les risques et les gains mais sans plus d’appât éhonté du lucre que leur boulanger ou leur médecin généraliste.
S’agissant des grands groupes financiers, la question n’est pas l’existence du lucre mais son érection en absolu, primant toute autre considération, donc aux antipodes des convictions qui fondent l’action sociale. S’il n’y a pas incompatibilité entre lucre et action sociale pour un groupe financier, c’est dans la mesure où celle-ci constitue un secteur économique comme un autre c’est-à-dire dans lequel le dégagement de plus value peut être la règle éthique prioritaire, nonobstant l’attribution d’une partie des plus values ainsi réalisées à des fins sociales.
« Petits » ou « gros »
Mais le changement majeur pourrait être moins le passage
du « non lucratif », tel qu’il est géré depuis quelques décennies sous la pression économe des pouvoirs publics
au « lucratif » qui économiserait, lui, pour distribuer des dividendes à ses actionnaires que le passage de la P.M.E. au grand groupe financier, Là encore, le secteur de l’Action Sociale n’est pas totalement vierge puisque plusieurs associations comptent déjà leurs salariés par milliers, en mettant en œuvre des modes de gestion qui se veulent calqués sur ceux de l’industrie – des administrateurs bénévoles ayant d’ailleurs souvent un pied de l’autre côté de la barrière. L’expérience montre que la mise en place de grands groupes associatifs, comme la privatisation des anciens services publics, fait à terme monter les prix pour le client, que le client soit la puissance publique ou l’usager de base.
Il nous faut dès lors comparer les atouts concurrentiels qui font préférer à la puissance publique le « gros » au « petit ». Là, lorsqu’on analyse les situations de transfert de gestion d’un petit organisme à un gros, on trouve sans conteste la capacité de gérer les crises. Les moments de tension interne dans les établissements médico-sociaux sont assez fréquents. Ils obligent la puissance publique à intervenir pour la protection des usagers. Le « métier » de la puissance publique n’étant pas la gestion de ce type de crise, la D.D.A.S.S. ou le Conseil Général va rechercher un organisme ayant cette compétence : à court terme, ce peut être une administration provisoire ou l’intervention d’un cabinet spécialisé du type Directransition. A moyen terme, ce sera souvent la reprise de la gestion par une association ou un organisme disposant d’un siège social qui a la compétence que n’avait pas le petit organisme. C’est ce qui a permis que se réalise le mouvement de concentration des entreprises de l’action sociale depuis quelques décennies. Mais si cette supériorité des grands organismes sur les petits explique la concentration des gestions, il ne rend pas encore compte d’un intérêt que les pouvoirs publics pourraient avoir à passer des grosses structures non lucratives au secteur financiarisé – pour autant qu’ils raisonnent en client à la recherche du meilleur rapport qualité/prix et non en simples exécutants des options définies à Bruxelles.
La capacité du secteur lucratif à exercer une pression sur les prix dépend de sa capacité à dégager des marges de profit.
Où se dégagent les marges de profit ?
Ici, il faut bien se poser la question de l’efficacité du secteur non lucratif dans la mise en place d’une rigueur de gestion : le fait que les groupes financiers se soient jusqu’ici assez peu intéressés à ce secteur pourrait être interprété comme un hommage rendu à la bonne gestion de ces dernières années : il y aurait peu de marges à dégager dans un secteur d’activité qui sait déjà fonctionner avec des moyens très comptés. La rationalisation de la gestion pratiquée sous la pression de la puissance publique depuis quelques décennies aurait été efficace. A l’inverse, si les sociétés lucratives sont prêtes à investir ce secteur, c’est qu’elles comptent pouvoir faire mieux en la matière.
A observer le secteur des personnes âgées que quelques grands groupes financiers ont déjà investi, on a des chances de voir s’esquisser les évolutions concrètes plutôt que de les fantasmer. Nous reviendrons plus loin sur les risques d’abus – qui sont aussi réels qu’ils l’étaient dans la gestion non lucrative mais peuvent prendre des formes différentes. Si l’on s’en tient pour l’instant aux gestions « honnêtes », nous notons trois points sur lesquels le secteur lucratif marque à nos yeux clairement une différence : le choix de la clientèle, les coûts de personnel et la gestion du patrimoine.
Le choix de la clientèle
La porte d’entrée naturelle des groupes financiers dans l’Action Sociale a été le luxe. La « distinction », au sens où Bourdieu l’entendait (le besoin de « se distinguer » du vulgum pecus), a un prix qui permet de dégager des marges de profit, que l’on vende des articles de voyage, de l’hôtellerie, des logements ou des soins.
La résidence pour personnes âgées aisées peut sans doute servir de référence pour une relation prestataire/client dans laquelle la satisfaction du client suffit à réguler un marché. Elle permet d’échapper à l’horrible idéologie égalitariste qui prévaut encore dans l’Action Sociale, en satisfaisant les attentes des clients et en particulier une attente importante quand on prend de l’âge : le besoin de reconnaissance, sur lequel l’Action Sociale traditionnelle se contente trop souvent de mots.
La régulation de ces entreprises par le marché a par exemple permis de passer d’une implantation dans des bâtiments de type « château à la campagne » à l’implantation urbaine que préférait cette clientèle là. Il faut reconnaitre que le transfert vers la ville de ce que l’on a appelé après-guerre les « châteaux de l’enfance inadaptée » avait pris beaucoup plus de temps et n’a jamais vraiment été menée à terme. (A la décharge de l’Action Sociale non lucrative de cette époque, il faut prendre en compte le fait que le marché des châteaux français ne bénéficiait pas, en ces temps là, de la clientèle internationale des porteurs de pétrodollars : du coup, il était alors plus difficile de se défaire de ces patrimoines encombrants4). Quand au style de relations qu’induit pour le personnel la conscience de fournir une prestation à un client qui la paye, certains établissements du secteur non lucratif s’essayent à le développer – en parvenant rarement à sortir d’un « comme si » aux airs de Canada dry.
Mais ce marché du luxe étant par nature assez restreint, on a vu les mêmes groupes proposer des produits plus « bas de gamme », comme la haute couture a besoin de se lier au prêt à porter et l’hôtellerie de luxe aux établissements de sortie d’autoroute.
Si l’Action Sociale ne s’intéressait qu’à la marge à la clientèle aisée (financement d’une partie des soins, surveillance du risque de maltraitance), l’arrivée des mêmes sociétés sur le marché des maisons de retraite pratiquant des prix standards et sur le marché de l’aide à domicile constitue une concurrence plus réelle aux organismes non lucratifs, qu’ils soient publics ou associatifs.
Là les choses se compliquent
d’une part parce que le « client » financeur n’est plus que partiellement l’usager, l’aide sociale intervenant dans les financements et contrôlant de près les prix d’autre part parce que la possibilité de dégager des marges financières a plus de chances de se faire au détriment de la qualité du service. L’essentiel des profits va se jouer sur les deux autres aspects que nous allons examiner (le personnel et la gestion du patrimoine), mais nous avons rencontré aussi un jeu sur les produits dérivés : l’intervention du coiffeur, la mise à disposition de produits d’hygiène, le « supplément » pour tel ou tel avantage… peuvent constituer des gisements de profit marginaux mais non négligeables.
La gestion du personnel
Les gestionnaires du secteur non lucratif le savaient depuis longtemps, la masse salariale représentant entre 70 et 80 % des dépenses de fonctionnement constitue le terrain sur lequel il est possible de trouver des marges de manœuvre.
Le moindre remplacement des personnels en maladie, le recrutement de salariés jeunes de préférence, l’utilisation de tous les dispositifs subventionnés pour le recrutement des chômeurs, des jeunes, des personnes handicapées,… la rationalisation des tâches à l’aide de protocoles très étudiés et bien d’autres techniques encore, qui constituent la boite à outils des G.R.H. modernes, ont déjà été utilisées dans les établissements non lucratifs.
Le secteur lucratif peut-il faire mieux ? Hélas pour les salariés – plus encore que pour les usagers – dans les faits, la réponse est oui.
La première raison est sans doute d’ordre idéologique : le secteur économique de l’Action Sociale non lucrative n’est certainement pas encore sorti d’une tradition d’humanisme historique qui postulait que le bien-être des salariés soit la meilleure garantie du bien-être des usagers (ce qui n’est pas toujours vérifié dans les enquêtes de satisfaction des usagers). Les conventions collectives de ce secteur (1951 et 1966 pour l’essentiel) ont été construites pendant la période des « 30 glorieuses », à une époque de quasi plein emploi et dans un contexte où il était nécessaire de fidéliser un personnel qui partait facilement vers des postes de travail plus rémunérateurs. D’où cette survalorisation de l’ancienneté, à peine atténuée par des avenants récents, qui produit ce qu’elle visait, mais qui est aujourd’hui totalement à contrecourant : un personnel globalement stable, avec des problèmes de « burn out » qui ont un coût et une rémunération tenant compte davantage de l’ancienneté que de la performance professionnelle.
Le marché du travail aujourd’hui se présente très différemment, avec un important volant de chômeurs bénéficiant de formations et prêts à sortir des affres du chômage en acceptant des situations plus précaires et moins rémunérées.
Là se trouve sans doute le handicap concurrentiel majeur du secteur non lucratif et l’histoire nous dira en peu d’années s’il est capable de le dépasser.
La gestion du patrimoine
Sans prendre le temps de retracer l’histoire du patrimoine de l’Action Sociale, on peut affirmer sans risque que sa gestion n’est guère moderniste. Elle a souvent été faite en amateur, « à la papa », en laissant la part de l’attachement sentimental au patrimoine, plus qu’avec des méthodes de gestion rigoureuse prenant en compte avant tout la rentabilité, le marché et la mobilité. Concernant les mobiliers et les matériels roulants, on peut penser que les écarts entre une gestion « lucrative » et « non lucrative » seront faibles. Par exemple le choix d’un modèle de véhicule de 9 places a toutes chances d’être le même une fois pris en compte l’ensemble des critères incluant confort, entretien et longévité du matériel, effets d’image pour l’institution, ses usagers et son personnel.
On ne peut en dire autant pour la gestion des locaux. Pour être concurrentiel sur ce terrain, on peut s’inspirer de l’évolution du patrimoine hôtelier depuis l’arrivée des grands groupes financiers dans ce secteur d’activité : le coût des locaux est un élément de la rentabilité économique et le type d’architecture s’en trouve modifié. Si les pouvoirs publics n’ont pas vraiment rechigné sur l’utilisation des budgets sociaux pour l’entretien du patrimoine, l’obligation de la mise en concurrence pourra les conduire à moderniser les choix d’investissement.
Mais sur ce point, si les révisions des politiques associatives doivent être douloureuses, on peut penser qu’elles se feront plus facilement que sur le chapitre de la gestion du personnel.
Risques d’abus
Avant d’en finir avec la question des profits, un mot sur les risques d’abus : c’est souvent l’argument utilisé dans le secteur non lucratif pour combattre l’intrusion du lucre. Les risques d’économies abusives sur les dépenses pour augmenter les marges au détriment de l’usager sont bien réels comme étaient réels dans le secteur non lucratif les risques d’excès de rigueur de gestion ou de détournement de la gestion pour le profit d’un Directeur.
Si l’on s’appuie sur l’expérience des interventions de Directransition, qui ont porté parfois sur des abus dans le secteur non lucratif et portent aujourd’hui également parfois sur des abus dans le secteur lucratif, le risque de détournements à usage privé par un cadre semble plus limité dans les groupes financiers parce qu’ils exercent un contrôle extrêmement serré. En revanche, le risque d’économies conduisant aux confins de la maltraitance suppose une vigilance des D.D.A.S.S., qui à notre connaissance exercent bien ces interventions de contrôle. L’intervention du lucre devrait au moins obliger les pouvoirs publics à ne pas économiser sur les moyens du contrôle.
Mais les situations d’abus restent, à notre connaissance, marginales dans un secteur comme dans l’autre. La régulation par les clients joue aussi dans le secteur non lucratif. Un indicateur pourrait être le nombre des plaintes qui parviennent aux services de contrôle et l’analyse qui peut être faite des interventions qui s’ensuivent.
Conclusion : où va-t-on ?
Les groupes financiers sont désormais implantés dans l’Action Sociale, en particulier par la gestion de maisons de retraite et celle de services à domicile ; dans les autres secteurs de l’Action Sociale, ils ne se sont guère attaqués pour l’instant au « cœur de métier », se contentant de « grignoter » des fonctions indispensables sous forme d’externalisation (cuisine, aide à domicile, entretien, ménage, personnel intérimaire…).
Les principes de l’Europe démocratique et libérale ne peuvent que les encourager à chercher où s’implanter davantage pour poursuivre leur but, qui est la rentabilisation de leur capital. Au train où vont les évolutions, la notion de « besoin » qui justifie encore les dérogations européennes à la règle de la libre concurrence n’a, à notre avis, guère d’avenir pour des dépenses qui, en dernier recours, sont à la charge des pouvoirs publics, quand les missions régaliennes comme la gestion des prisons sont déjà traitées sous forme de prestation, à l’instar d’une part croissante des dépenses hospitalières et de tant d’autres…
Au point où nous en sommes, on ne voit pas pourquoi empêcher la gestion lucrative de passer de la gestion des prisons à celle des C.E.F., aux établissements éducatifs, aux CHRS, etc.… Le secteur du handicap, qui dispose de budgets bien plus conséquents que celui du troisième âge, devrait intéresser le secteur marchand et renvoyer les associations d’usagers à leur rôle de défense des personnes qu’ils représentent, en mettant fin à cette horrible confusion héritée de l’histoire qui a fait d’elles à la fois des prestataires et des défenseurs de leurs clients (que dirait-on d’une association de consommateurs qui gèrerait sa propre chaine de supermarchés ?).
Pour soutenir la concurrence avec le secteur marchand, le monde du non lucratif, associatif ou public, devrait gérer encore plus rigoureusement son personnel et son patrimoine ; il devrait également cesser d’intervenir avec l’aide de fonds publics faussant la concurrence, auprès de populations susceptibles de financer elles-mêmes les réponses à leurs besoins (du type services mandataires). A ces conditions, il pourrait survivre dans une saine concurrence avec le secteur marchand.
A terme, comme pour la poste, le téléphone, les chemins de fer et les autres secteurs privatisés, on devrait assister à une baisse de qualité du service et à une augmentation globale des coûts qui sera déguisée par une complexification des tarifs et par la mise en place de tarifs promotionnels.
Les bénéficiaires de l’Aide Sociale permettant de dégager le plus de marges (personnes âgées aisées, personnes handicapées, mineurs délinquants…) devraient bénéficier au premier chef de cette évolution, les populations moins rentables (SDF, grande pauvreté…) étant susceptibles de relever à terme des financements caritatifs privés, du sponsoring et du bénévolat.
Dans cet univers qui se met en place, les salariés de l’Action Sociale perdront sans doute leurs privilèges conventionnels par rapport à ce qu’est devenue la condition salariale : dans un contexte plus moderne, ils n’auront plus qu’à reconquérir par leurs mérites les privilèges qu’ils n’auront plus de droit, dans un monde où les meilleurs et les plus forts doivent être récompensés.
Les personnels d’encadrement, quand à eux, devraient avoir les moyens de s’adapter à la nouvelle donne en continuité avec les modes de sélection, de formation et de rémunération qui sont déjà en place. Les postes qui leur seront offerts par les grands groupes financiarisés ressembleront davantage à ceux qu’ils peuvent trouver dans les très grosses associations que dans les petites. Dans la concurrence où ils se trouveront, au moment de leur recrutement, avec des cadres originaires d’autres secteurs d’activité, la connaissance de ce secteur devrait assez rapidement devenir un atout, pour peu qu’ils ne fassent pas étalage d’une idéologie dépassée.
Ceux que la position de consommateur ne suffit pas à combler traiteront leur vague à l’âme dans la sphère privée, si nécessaire avec l’aide de psychologues dument rémunérés. Peut-être parviendra-t-on ainsi à ramener l’entraide et la solidarité à une relation prestataire/client permettant de satisfaire les besoins sous le contrôle des consommateurs et de leurs représentants : tout devrait être plus simple dans un monde libéré des complications qu’ont inventées les humanistes, à qui on pourra toutefois rendre l’hommage posthume d’avoir favorisé le développement de ce secteur économique.
Un retour aux lois de la nature permettra clairement aux dominants de dominer, comme chez les bêtes sauvages, le propre de l’homme étant d’avoir inventé ce merveilleux média qu’est l’argent.
Jacques Désigaux (Décembre 2010)
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